De part et d’autre du nord de la France, ces dernières semaines furent tumultueuses dans les sphères officielles et officieuses du Street Art français. Passant l’habituel débat des genres artistiques, à l’heure où la liberté d’expression apparaît comme une légende urbaine, l’actualité politique s’immisce chaque semaine un peu plus dans les consciences éveillées des artistes, au point d’attirer les foudres de ce qu’inspire la « Nation française » : d’abord, le syndicat de police Alliance a osé imposer une censure à une direction artistique – la Biennale Internationale d’Art Mural, étiquetée festival Lille 3000 – quand ensuite, la population elle-même s’est attaquée « injustement » à un espace public – La Briqueterie (Amiens) – pour un graff vandale qui aura échappé à son contrôle. Une question se pose : la France tendrait-elle doucement vers un autoritarisme culturel sous couvert de la sauvegarde bancale de la paix sociale ? Une question purement rhétorique… Il est temps de rappeler que les arts urbains, les artistes, n’ont pas vocation à se taire pour le bien d’une quelconque politique de la bienséance.
L’une des trois révolutionnaires peinte par le collectif portait l’inscription « ACAB »
Rappel des faits : ce week-end fut inaugurée en grande pompe, fanfare thématique et cotillons pour l’aspect divertissement, le festival Lille 3000 Eldorado, qui, comme son nom semble vouloir l’indiquer, fait la part belle au Mexique, ses arts et ses artistes. En parallèle, la Biennale d’Art Mural s’est inscrite dans cet événement devenu un véritable rouleau compresseur pour la Métropole, parfois même aux dépends des projets indépendants – le débat est chaque année d’actualité, Lille 3000 étant une initiative de la Politique Culturelle de la Ville, née du succès international de Lille 2004 Capitale Européenne de la Culture ; un exemple de l’ère du rayonnement culturel localisé et de la » Guerre Froide » qui se joue actuellement en France entre les principales métropoles.
La première polémique est apparue il y a deux semaines et fut relayée par un article de France 3-Régions1, daté du 26 avril 2019 : la veille au soir le collectif mexicain Tlacolulokos terminait sa peinture murale, mettant en scène ce qui s’apparente alors à trois révolutionnaires, des femmes. L’objet de la discorde se trouva être un « tatouage » de l’une d’entre-elles, soit l’inscription « ACAB ». Pour les non-initiés, autrement-dit la très grande majorité des français, l’acronyme signifie « All Cops Are Bastards », comprenez : « Tous les flics sont des connards ».
Vu par le regard d’Arnaud Boutelier, secrétaire régional adjoint du syndicat de police Alliance, le symbole ne passe pas : « L’art, on n’est pas contre mais il y a des inscriptions qui sont inadmissibles. « ACAB », c’est un appel à la haine envers les policiers en sachant qu’aujourd’hui le contexte est hyper difficile. Les forces de l’ordre sont fatiguées. On ne peut pas laisser ce genre d’inscription sur un mur, à la vue du public. » Voilà qu’un syndicat de police a compétence dans la manière d’appliquer une quelconque direction artistique dans le cadre d’un festival. Car si ledit secrétaire régional adjoint a précisé avoir fait remonter l’affaire à Christophe Castaner (qui a très certainement dû y voir une déclaration de guerre de la part des cartels mexicains), Alliance a ensuite demandé le retrait de l’œuvre, obtenant partiellement gain de cause dans la journée : l’inscription a été retirée par les artistes afin d’apaiser les tentions.
Il va de soi que les membres du collectif ne visait pas la police française, notamment dans le cadre d’un festival consacré au Mexique. À Sosi Rensa, membre de Tlacolulokos, de remettre de l’ordre du point de vue de l’essence artistique de l’œuvre : « Ici, le contexte est bien différent de celui des Mexicains. Cette fresque est un symbole de la gauche et de la résistance. C’est une question de fraternité, de pacifisme […] Au Mexique, la police est inutile et ne protège pas les Mexicains. C’est un système sans scrupules, complètement corrompu. C’est ça le contexte de la fresque. » Incroyable que le syndicat Alliance se soit senti visé, donc. « Vous êtes les branches, je suis le tronc. Une seule chose compte : c’est que la récolte soit bonne et que les vaches soient bien gardées », dirait le regretté Cruchot. Sauf que des vaches dissidentes ont rapidement posé un nouvel « ACAB » à l’œuvre, sans autorisation, donnant à la polémique une tout autre ampleur que celle du simple débat intellectuel.

« La façade du Flow (la maison du hip-hop de Lille) vient de se faire redécorer avec un joli ACAB. Nous venons de recevoir ce matin une vidéo revendiquant ce geste de la part de mystérieux « fans de Tlacolulokos » », publiait ce samedi 4 mai le site lillois d’informations esquintées : Esquinte2.
Le fait est qu’en s’octroyant le droit de dialoguer à la table de ceux qui font l’art, par acte fondé sur notre primordiale liberté d’expression, Alliance n’a pas seulement créé un véritable paradoxe en soumettant les artistes à la censure, mais a également créé un véritable effet Streisand. Autrement-dit, ils ont voulu contenir une information en l’effaçant du domaine artistique, or, par ce geste, ils l’ont amenée à se diffuser par le biais de la sphère médiatique, jusqu’à ce site, jusqu’à ces lignes.
« Le Courrier Picard n’hésitera pas a relayer les témoignages allant contre la structure et ce malgré l’évidence »
La semaine dernière à Amiens, le lundi 29 avril 2019, une autre polémique sensiblement similaire explosait du côté de la Briqueterie et du quartier Saint Honoré, avant de gagner l’ensemble de la ville, puis de la région… Les coprésidents de cette association d’artistes, hébergés dans ce bâtiment municipal, découvrent alors un graff bien plus violent que celui réalisé à Lille quatre jours plus tôt. Rapidement, bien que tout semble indiquer que les locataires n’ont pas commandé cette « œuvre » au titre de leurs actions subventionnées, ils furent la cible de toutes les passions. Le Courrier Picard3 n’hésitera pas, le 2 mai 2019, a relayé les témoignages allant contre la structure et ce malgré l’évidence ; se laissant même allé à glisser volontairement une belle infox : « L’acronyme ACAB orne le dessus de la porte de la façade du collectif d’artistes […] cette fresque clairement anti-police, on l’a compris, a recouvert l’ancienne fresque colorée. » Or, les riverains eux-mêmes garantissent que l’inscription avait été graffée là depuis bien longtemps, et ne peut être directement associée à celle apparue récemment.
Là encore, la décision de faire disparaître la peinture a été demandée, puis validée, mais le mal était fait ; l’auteur anonyme pouvait d’ores et déjà voir sa création se propager sur internet. Que l’association la Briqueterie revendique le message ou non n’est plus la question – ils ne le revendiquent aucunement – que le graffiti voyage désormais sur d’autres supports qui nous dépassent n’est d’ailleurs pas plus intéressant ici ; la page Facebook qui a contribué à le populariser était davantage dans son droit que l’auteur du graff lui-même.

Le problème est social et politique, mais pas de cette politique qui occupe les Gilets Jaunes depuis plus de vingt semaines ; il s’agit de politique culturelle, d’éducation à l’art et d’ingérence dans le système global de l’expression artistique. Le principal ennemi des artistes contemporains n’est nul autre que le système sensé les porter. La subvention, ça n’est pas nouveau, fait tomber la pensée de l’artiste sous le contrôle des politiques publiques.
Quand la Mairie de Lille se défend « qu’aucune esquisse n’avait été envoyée, ni validée au préalable », on ouvre la porte à la validation préalable des créations artistiques par les politiques, ainsi qu’à la tolérance des conflits d’intérêts et à l’exploitation propagandiste de la parole des artistes urbains – populaires par excellence, là où les arts contemporains dits élitistes sont boudés par la majorité des électeurs. Quand Hubert de Jenlis (LREM) déclare au sujet de la peinture vandale d’Amiens : « Je suis fortement attaché à la liberté d’expression et à la création artistique. Néanmoins, il est insupportable que de tels propos puissent se retrouver sur les murs d’un bâtiment public, d’autant plus compte tenu des violences que subissent les policiers depuis des mois », ses propos ne sont rien d’autre qu’une récupération éhontée des faits, mettant de côté l’évidence pour uniquement instrumentaliser la sacralité des édifices publics.
Aujourd’hui, l’artiste semble contraint de se cacher face à un inquiétant autoritarisme culturel ; le collectif Tlacolulokos a enfin répondu à la folle politique de ce gouvernement par l’art. Ils ont ajouté il y a peu des écritures d’heures différentes en toile de fond de leur œuvre murale, formant une ligne horizontale. Au milieu de chiffres qui n’ont aucun sens propre, une seule heure attire l’attention : treize heures, une minute et deux secondes ; 1312 = ACAB. Comme le signifiait une internaute dont le commentaire a malheureusement été supprimé de la page Wake Up Amiens, cet acronyme semble peu à peu muer sous une nouvelle signification : » All Corporates Are Bastards « .

Sources :
1 : France 3 régions https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/nord0/lille/lille-3000-eldorado-tous-flics-sont-connards-fresque-validee-festival-faitpolemique-1660619.html
2 : Esquinte, site indépendant lillois https://esquinte.info/Parade-au-Flow
3 : Le Courrier Picard http://www.courrier-picard.fr/180869/article/2019-05-02/lafacade-anti-forces-de-lordre-de-la-briqueterie-fait-polemique-amiens