L’art contemporain doit mourir. Ou l’Art Conceptuel, soit ce que les français appellent faussement l’Art Contemporain – et ses détracteurs l’AC – là où les anglophones résument encore l’art contemporain à la période présente, plutôt qu’en un véritable courant artistique. Un art qui s’est accaparé tout l’intérêt des investissements dont dépendent les artistes, installant une compétition outrageuse et contre-productive dans le seul but d’exister dans une masse de productions similaires, qui s’attirent les faveurs des collectionneurs et politiques publiques.
Une œuvre « facile à reproduire chez soi » : « Et s’ils avaient raison ? »

Les Anglais ont toujours été plus fin que nous pour nommer les choses de l’art. Pour rappel, la Nature Morte – qui fut un art contemporain – se nomme Still Life dans la langue de Shakespeare. Une opposition des idées, entre une vision française d’un état « arrêté », mort, et le terme anglais à traduire « la vie silencieuse », en mouvement : une perpétuelle évolution… Ce qu’un scientifique irait valider de la citation : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » d’Antoine Laurent de Lavoisier. Ainsi je l’affirme : « l’art contemporain doit se transformer ».
Je n’ai pas peur aujourd’hui de cracher dans la soupe. Celle qui m’aura abreuvé cinq années durant. Car ce débat nous concerne tous. Il concerne tout un pan de notre culture ; de l’art qui par la force du temps deviendra héritage ; de cet héritage voué à devenir patrimoine. Quel médiateur d’Art Conceptuel n’a jamais fait face à quelques remarques significatives de la médiocrité d’une œuvre « facile à reproduire chez soi », « achetée avec l’argent de nos impôts » ? Pendant près de quatre années au Fond Régional d’Art Contemporain du Nord Pas-de-Calais, j’ai appliqué à la lettre les usages du métier en expliquant l’Histoire du Conceptuel, telle qu’elle m’avait été enseignée ; le message de l’artiste, tout en justifiant sa créativité par son cursus… Qui oserait sérieusement remettre en cause le vainqueur d’une biennale d’art à New York, Venise ou Londres ? Qui pour s’affirmer meilleur artiste qu’une ou un diplômé d’une École Supérieure d’Art de Bruxelles ou Paris ?
Nous étions sur un territoire industriel où règne le chômage, ainsi qu’un profond désintérêt pour les musées qui montrent les artistes de notre époque, nous devions donc les éduquer : les convertir. Ce, sans jamais se remettre en question : « Et s’ils avaient raison ? »
Il n’est pas rare de voir des œuvres contemporaines exposées dans les couloirs des bâtiments de la CIA.
Au fil des années, ma foi pour l’Art Conceptuel s’estompait. Je ne croyais plus en ces œuvres, ni en leur esthétique, ni en leur utilité culturelle. À chaque visite guidée je réalisais mentir, au public et à moi-même. Lorsque l’on arrive à ce stade, de ce que j’appelle non sans une touche théâtrale, « l’éveil », il est important de se pencher sur l’autre Histoire de l’Art. Celle qui permet de comprendre le marché actuel.
Une histoire que je laisse commencer dès 1917 avec l’urinoir de Marcel Duchamp, véritable Boîte de Pandore venue diffuser l’idée d’un Art Contemporain à travers le Ready-Made, tandis que Duchamp désirait alerter sur le dangereux virage que risquait de prendre l’art après l’apparition de la photographie. C’est non sans ironie que le premier lanceur d’alerte du vingtième siècle fut pris à la lettre. La suite se passe durant la Seconde Guerre Mondiale…

Leo Castelli a fui le conflit pour rejoindre les États-Unis d’Amérique. Polyglotte, il a travaillé pour l’OSS comme traducteur jusqu’à démissionner en 45, afin de se consacrer à sa passion pour l’art. Dans le même temps, l’OSS devint la CIA, dont le principal budget fut rapidement dédié à la culture – il n’est pas rare de voir des œuvres contemporaines exposées dans les couloirs des bâtiments de la Central Intelligence Agency. « Parce qu’aux yeux de la CIA, le mouvement artistique démontrait l’existence d’une créativité, d’une liberté qui n’avait pas d’équivalent en URSS » pouvions-nous lire en 2012 dans The Independant.

Le fait est que ladite agence a en secret utilisé des fonds de différentes fortunes privées, comme celle de Nelson Rockfeller – dont la mère fut co-fondatrice du MoMA de New York – dans l’objectif de monter d’importantes expositions à l’image de « La Nouvelle Peinture Américaine » en 1959, à Paris – avec notamment Jackson Pollock. Une valse des investissements qui s’opéra dans le cadre du rayonnement culturel imposé par la Guerre Froide. Rapidement, les batailles politiques se traduisirent par des jeux économiques sur le terrain de l’art, ce dernier devenant l’outil numéro un de la propagande à travers le Soft Power. Leo Castelli fit ainsi ses armes comme galeriste et dénicheur de talents, étant aujourd’hui reconnu comme le premier et plus influent marchand d’art du vingtième siècle.
L’un des grands tournants fut alors 1964, peu de temps après que Charles de Gaulle reconnaisse la Chine de Mao : après cela et pour la première fois, aucun français ne fut membre du jury de la biennale de Venise, qui vint consacrer l’artiste plasticien américain Robert Rauschenberg. Un événement faisant date dans l’Histoire comme le transfert du titre symbolique de Capitale Mondiale de l’Art de Paris vers New York. Précisons que l’œuvre de l’artiste fut ensuite acheminée vers les États-Unis dans un bateau de la Navy, la marine militaire américaine. Quant à Castelli, il ne manqua pas d’imposer une nouvelle forme de gestion des galeries d’art, fonctionnant par réseaux officieux : bien qu’en apparence concurrentes, certaines s’accordaient sur le fait d’exposer presque simultanément et partout dans le monde un même artiste, pour feindre le succès international et faire monter les prix.
Deux autres dates sont alors d’importantes clés dans l’expansion du marché de l’art, puis l’outrageuse domination de l’Art Conceptuel :
- La chute du mur de Berlin qui instaura le nouvel ordre mondial en 1992, à traduire comme étant l’ouverture de nouveaux territoires au capitalisme et donc en parallèle, la généralisation de la spéculation en matière d’art.
- L’an 2000, qui voit les mastodontes que sont Sotheby’s et Chriestie’s régler une amende de 512 millions de dollars à 120.000 de leurs clients, qui les accusèrent d’entente illégale depuis… 1992. Un scandale réglé par chèque, qui leur vaut maintenant un partage sans grande concession du haut du panier du marché de l’art.

L’art contemporain est devenu un art divertissant pour les uns, symbole de richesse pour les autres.
Concrètement, au vingt-et-unième siècle, le marché expose un art des marchés. Je me permets ici une simple comparaison par retour d’expérience afin d’éclairer mon propos : en 2013, avant d’atterrir au FRAC Nord Pas-de-Calais, j’ai travaillé pour le Depoland lorsque Dunkerque était Capitale Régionale de la Culture – une aberration sortie de l’imaginaire sordide du marketing culturel, œuvrant pour le compte du tourisme et du développement territorial plus que pour la culture.
À cette occasion, nous avons accueilli une première exposition intitulée L’Art à l’épreuve du Monde, avec notamment des œuvres de la collection François Pinault. Celle introductive, La Nona Ora de Mauricio Cattelan, est de ces créations symboliques de notre époque. Comme le dit Cattelan lui-même, il n’a pas d’atelier, uniquement un téléphone. L’artiste conceptuel a demandé à Daniel Druet, artisan du Musée Grévin, de lui réaliser une sculpture du Pape Jean Paul II – à l’époque toujours en vie – qu’il mit en scène frappé par un météore – qui est en réalité une roche volcanique. Passant sur toute la symbolique qui fait la richesse de cette œuvre qui, personnellement, me fascine au-delà de ces considérations « contemporaines » pour l’absence totale de travail manuel de la part de l’artiste, il est intéressant de savoir qu’exposée à l’origine en Italie, l’œuvre n’a pas spécialement déplacée les foules. La gloire fut assurée pour Cattelan lorsque son équipe eut la bonne idée d’exposer La Nona Ora en Pologne – pays dont est originaire ledit Pape.
Car le marché téléguide les actions des artistes, qui doivent nécessairement apparaître dans la presse… Quoi de mieux qu’un scandale ? L’Art Conceptuel, et je m’autorise à le dire, l’art contemporain, est devenu un art divertissant pour les uns, symbole de richesse pour les autres. Le problème étant qu’il a été entièrement vidé de sa substance, de son influence sur nos sociétés, faisant des jeunes artistes de potentiels entrepreneurs à succès, plutôt que des acteurs engagés et militants pour des causes concrètes. Car l’art s’est enfermé dans un système néfaste au travers des foires et musées, qui profite aux galeristes, parfois aux artistes les plus célèbres et surtout, à un système économique parfaitement bien entretenu.

Suivant cette première exposition, nous avons accueilli l’accrochage Révolutions Arabes : l’épreuve du temps des Reporters Sans Frontières. Loin des considérations du marché de l’art, Alain Mingam, commissaire de l’exposition et World Press pour un travail en Afghanistan, nous expliqua un fait sensiblement évocateur de la situation de l’art contemporain : les photographies de guerre, bien souvent d’une parfaite esthétique et au cadrage impeccable, peuvent faire remporter des Prix internationaux mais nuisent à la diffusion d’un message. La raison étant assez simple : par l’abondance d’images violentes stylisées, au cinéma ou dans les jeux vidéos, nous sommes conditionnés à banaliser ce type d’œuvres photographiques dont le moindre détail est travaillé.
Tout comme l’art contemporain n’est plus qu’un divertissement pour initiés, la photographie de presse peut subir ce paradoxe par le caractère édulcoré de la violence qu’elle retranscrit. Finalement, c’est ce qu’a illustré Andy Warhol avec ses sérigraphies Pop Art d’une chaise électrique… Présentent dans la collection du FRAC Nord Pas-de-Calais. Une œuvre que l’on pourrait donc considérer comme étant une critique de ses propres acquéreurs, eux qui entretiennent la violence symbolique du marché et contribuent de la sorte à contenir toute forme de critique en leurs propres murs : il est intéressant de voir de l’Art Conceptuel au Palais de Versailles, mais cette utilisation de biens publics ne sert en réalité que des investisseurs privés. Des millions de visiteurs perdent ainsi, désinformés qu’ils sont, leur libre arbitre et subissent davantage une programmation contrôlée par un marché qui n’a besoin ni que les consciences évoluent, ni que les choses changent.

L’avenir de l’art contemporain semble prendre la direction d’un tout virtuel divertissant, motivé par les subventions thématisées.
Entre 2015 et 2018 je suis allé à la rencontre d’artistes en Argentine et au Nicaragua, qui créent par passion ou par révolte. Notre Art Conceptuel importe peu là-bas, il insupporte plus qu’il n’est admiré, n’en déplaise aux Tate Modern, Centre Pompidou et autres MoMA. Cet Art Contemporain que l’on sacralise tant, n’a qu’un pouvoir économique sans impact ni visibilité dans des continents comme l’Amérique du Sud, ou l’Afrique. Leurs plus grands musées tentent de moderniser cette image, mais l’unique motivation n’est-elle pas le marché, encore et toujours, là où d’immenses fortunes règnent avec parfois, d’ailleurs, la nécessité de blanchir de l’argent par l’art ? Tout comme en Chine, où de nombreux musées privés ont été construits et doivent maintenant être remplis, suivant ce principe simplet de l’offre et la demande… Il ne s’agit pourtant pas de la terre promise, là où l’art ancestral chinois vaut toujours plus cher qu’un Picasso.
Il est temps en France d’éveiller les consciences, de les informer sur ce qu’elles voient, la véritable Histoire de ces musées et de notre art. Que le public récupère son libre arbitre en s’intéressant aux lieux de création alternatifs qui proposent des actions artistiques engagées et populaires. L’Art Contemporain s’est acheté ses lettres de noblesse, l’heure est maintenant à une révolution des pratiques culturelles et artistiques en faisant tomber ces cimetières des idées, que sont les musées de verre, de béton et d’acier. Peu à peu, les politiques font pression pour obtenir ville après ville des expositions aux milles lumières, numériques et interactives à l’image de l’exposition de la TeamLab à Paris – jugée il y a peu par des critiques d’art d’une émission de France Inter comme un art Instagram, qui crée avant-tout un lien entre le visiteur et son smartphone (référence à la prétention des organisateurs qui considèrent créer un lien entre le spectateur et la nature). L’avenir de l’art contemporain semble prendre la direction d’un tout virtuel divertissant, motivé par les subventions thématisées, dans un État libéral qui ne devrait pourtant pas avoir à influencer la créativité des artistes… Un système qui finalement a tout appris des investissements propagandistes de la CIA en pleine Guerre Froide : nous vivons à l’ère du rayonnement culturel à échelle locale.
Je vous le demande, très sincèrement : qui nous empêche d’enclencher une évolution populaire de l’art contemporain ? Les Arts Urbains ont toujours eu cette unique vocation, avant d’être muselés par l’institutionnalisation. JR ne sera jamais pour moi un grand artiste tant que sa production ne soulèvera pas des rassemblements créatifs autonomes, à travers les rues.
L’avenir ne doit pas être cet art là, cet opium du peuple, divertissant et aux messages édulcorés, qui vient gonfler les ego de collectionneurs mécènes et spéculateurs. Car la réalité d’aujourd’hui, c’est un marché fluidifié par des collectionneurs qui ne s’intéressent plus à l’art, employant des conseillers qui investissent sur les valeurs sûres ou les figures montantes – en sachant pertinemment que le marché crée ces figures – quand certains composent des groupes d’acquéreurs pour proposer dix, vingt, cinquante millions d’euros d’achats à des galeries, qu’importe les noms des artistes – les caisses d’œuvres achetées ne seront peut-être jamais ouvertes avant revente. Certaines galeries tentent alors d’imposer des closes à la signature, obligeant le collectionneur à revendre l’œuvre à la galerie d’origine s’il désire s’en séparer, dans l’objectif de freiner la spéculation… Une pratique loin d’être populaire, pourtant il faut d’urgence des solutions, car on ne détruira pas le marché.
Aujourd’hui, l’avenir de l’art c’est vous et non pas les chargés de projet individualistes surnommés « artistes », qui sortent des écoles d’art prêts à appliquer à la lettre une stratégie académique tant en matière de communication, de création de dossier de demande de subvention, que de réalisation d’œuvres sur fond blanc. Cet avenir commence par aller à la rencontre des équipes et collectifs aux quatre coins des villes, de leurs artistes émergents, d’apporter par votre présence une légitimité à leurs actions tout en boycottant les espaces politisés qui se disent d’Art Contemporain.
L’art a été une arme américaine de propagande capitaliste, à vous de vous armer pour dessiner un autre monde. À l’image de cette exposition des Reporters Sans Frontières… Le mur le plus impressionnant fut celui composé des photographies mal cadrées, prises au téléphone portable par des gens comme vous et moi. Car la diffusion de l’image et les réseaux sociaux sont un outil majeur pour une production alternative qui fera évoluer les pratiques, nous sommes tous aujourd’hui des soldats avec une force de frappe politique sur les marchés de l’art et la production artistique nationale. À vous de savoir si vous désirez diffuser des images numériques d’un monde utopique, ou les messages d’un art engagé qui façonnera le monde de demain.

Photo à la une : ©️ Anne et Patrick Poirier – « Centrées sur la mémoire et l’exploration futuriste, leurs œuvres et installations explorent la fragilité des civilisations et de la nature. »
Du même auteur : L’exposition estivale de la Base sous-marine de Bordeaux, Légendes Urbaines.
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