Depuis que la photographie existe, ce médium se voit être étiqueté soit de pratique artistique, soit de support à la documentation et au reportage. À l’évidence, les praticiens s’adonnent aux genres en exerçant des croisements : l’artisan de l’information exploite la photographie afin de transmettre un message enrichi d’une esthétique personnelle. Parfois, c’est l’artiste de l’image qui décide de faire de son esthétique un véritable outil de transmission d’une idée, d’une critique… Il peut être surprenant de constater que l’urbex aujourd’hui est une sorte de vulgarité parmi les arts de la photographie. L’exploration urbaine, puisqu’il s’agit bien de cela, peut être considérée comme une pratique de la branche des arts urbains.
« Ces images peuvent être un parfait moyen d’étudier les mutations de notre société »
L’urbex souffre pourtant de l’essence même de sa pratique : illégale, elle s’appuie sur le fait de transgresser des édifices et est parfois source de dégradations. On a tous en tête des « shooting » photo aperçus sur les réseaux sociaux et autres selfies dans des friches. Des histoires de sites dégradés car popularisés par des séries d’images pourtant réalisées sans mauvaises intentions. Des faits qui décrédibilisent parfois l’exploration urbaine, lorsque la friche est perçue comme une attraction, et l’exploration, un divertissement. Pourtant, ces images peuvent être un parfait moyen de communiquer et étudier les mutations de notre société ; mettre en avant l’Histoire de l’industrie et de notre économie. Illustrer un autre terme au cœur de nombreux débats, et tout aussi souvent galvaudé : l’anthropocène.

Friche industrielle, port de Boulogne-sur-mer, 2018
© Nicolas Coutable
L’exploration photographique des lieux abandonnés, interdits ou difficiles d’accès, voit son nombre d’émules croître depuis plusieurs années. Une augmentation constante et en corrélation avec deux facteurs : la démocratisation de la photographie grâce au numérique et le coût des équipements ; la délocalisation constante de notre production industrielle depuis l’avènement de la Mondialisation, et donc l’abandon massif d’usines sur le territoire national. Car l’explorat·eur·rice urbain·e n’a pas inventé son champ d’investigation, l’Histoire de l’industrie est indissociable de celle de l’urbex.
« Pour eux, découvrir un monde perdu donnait du sens à leur passion »
On considère que l’histoire de l’urbex débute dans les années 90, lorsque le Canadien Jeff Chapman a popularisé un code de conduite de l’explorateur urbain : « Take nothing but pictures, leave nothing but footsteps ». Ne prenez rien d’autre que des photos, ne laissez rien d’autre que des empreintes de pas.
Aux origines de cette pratique, un état d’esprit donc : respect des lieux et attrait pour le caractère patrimonial ; désir d’immortaliser un passage par l’image, davantage que par l’acte et la dégradation. L’origine des lieux n’était généralement pas communiquée afin d’éviter qu’une friche, admirable par son architecture ou son passé, soit transformée en squat. Aussi, parce que l’explorateur et l’exploratrice se voulaient être des découvreurs et découvreuses de l’inconnu, des chasseurs et chasseuses d’images rares dont la démarche de la recherche prédominait sur la photographie finale. Pour eux, découvrir un monde perdu donnait du sens à leur passion.

Friche industrielle, Lille, 2014
© Nicolas Coutable
Trente années sont passées depuis Jeff Chapman. La pratique de l’urbex inspire davantage une compétition en phase avec notre époque. Les réseaux sociaux sont les outils de notre société de l’image(s) : l’image qui organise notre quotidien – marketing – mais également l’image de soi – narcissique – celle que l’on renvoie à nos followers.
« L’urbex est devenue un business qui s’est construit sur la vente d’adresses de sites abandonnés »
L’urbex, qui possède ses propres hashtag sur Instagram, est devenue un phénomène de mode avec ses influencer, comme si entrer dans une usine abandonnée avait la même valeur qu’un petit déjeuner #healthy. Certains youtubeurs ont dédié leur chaîne à cette pratique, élevant l’exploration urbaine au rang de divertissement audiovisuel ; faisant de leurs story une véritable télé-réalité à sensations. Ils créent des concours sur les réseaux sociaux pour leurs sponsors ; des plates-formes pour demander des dons à leur communauté, car explorer est coûteux – est-ce qu’un passionné de surf va demander des dons à ses abonnés pour pouvoir surfer dans les Caraïbes ?
L’exploration urbaine est devenue un business qui s’est également construit sur la vente d’adresses de sites abandonnés pour créateurs·rices d’images désireux·ses de briller, sans mérite. Il semblerait que l’essence des années 90 se soit diluée, comme partout où l’argent et la popularité vont s’infiltrer comme des moteurs en place des valeurs initiales. On peut faire le même constat avec le yoga, ou Burning Man.

Friche industrielle, Belgique, 2015
© Nicolas Coutable
« L’explorateur urbain en arrive à proposer un regard critique tant social qu’environnemental sur notre civilisation contemporaine »
Mettons de côté ces aspects contemporains de l’urbex : seule l’image de l’usine en friche nous intéresse. Il est courant d’entendre cette phrase chez l’explorateur urbain un tant soit peu sensible : « La nature reprend ses droits ». Cela défini notre paradigme : il existe un lien évident entre le paysage industriel et le paysage naturel et il est de l’ordre du parasitage, plus que de la symbiose. L’industrialisation de ce point de vue doit être traduite par la « bétonisation » et en découle l’urbanisation, qui dépend évidemment de notre manière de gérer l’économie industrielle : le capitalisme et la société de consommation.

Friche industrielle, port de Boulogne-sur-mer, 2018
© Nicolas Coutable
L’image photographique est une texture en plusieurs dimensions, composée de paysages pluriels. Les lignes – ou les pixels – qui la matérialisent sont comme des fils que l’on coud : ils tissent nos paysages à l’instar des flux qui transforment nos territoires. Ainsi, la photographie d’une friche ne montre pas uniquement une friche. L’image nous montre une histoire ; c’est la prise d’une empreinte, celle de la société. Explorer des friches puis les immortaliser par l’image est donc une pratique au croisement de la sauvegarde patrimoniale et de l’archéologie. L’explorateur urbain en arrive à proposer un regard critique tant social qu’environnemental sur notre civilisation contemporaine, celle de la globalisation et de l’économie de marché.

Friche SNCF, port de Dunkerque, 2011
© Nicolas Coutable
Dès mon arrivée dans la ville portuaire de Dunkerque, en 2010, j’ai été frappé par l’abondance des friches industrielles, voyant en elles les déchets de nos sociétés qui sont portées par le consumérisme, aux dépens de l’environnement.
« À la manière d’un archéologue qui met en lumière la vie d’une civilisation disparue, chaque objet oublié apparaît comme une trace patrimoniale »
Ces lieux sont des Stigmates, les résidus du marché : les entreprises transforment de la matière brute en une économie déshumanisante pour l’ouvrier, devenu lui-même une matière première à transformer, puis, à jeter.

Friche Fagor-Brandt, Lyon, 2016
© Nicolas Coutable
Les Usines Fagor-Brandt ont fermé leurs portes en 2015. Des suites de la délocalisation de la production en Pologne, puis de la vente des usines à la CIAPEM jusqu’au dépôt de bilan prononcé par Cenntro Motors (entreprise sino-américaine), prêt de 400 personnes perdirent leur emploi. Je me suis efforcé à documenter les traces de cette activité en péril : à la manière d’un archéologue qui met en lumière la vie d’une civilisation disparue, chaque objet oublié apparaît comme une trace patrimoniale. Malgré le tabou et le silence médiatique, les anciens salariés des Usines Fagor témoignent de la perte de leurs collègues, certains s’étant suicidés après leur licenciement.

Ferme abandonnée, Côte d’Opale, 2013
© Nicolas Coutable
La « Ferme France » a perdu plus de 600.000 ha de surface agricole utile (SAU) ces dix dernières années – un chiffre en corrélation avec celui de la bétonisation du territoire national. Il va de soi que l’urbex aujourd’hui ne peut se satisfaire de la seule exploration de l’urbain. Il s’agit de surpasser cette pratique pour une photographie de la globalisation, qui s’étend alors jusque dans les territoires ruraux et les zones portuaires, mais aussi les paysages naturels afin de mesurer l’impact de ces mutations à grande échelle.
« La Mutualité sociale agricole dénombre plus de 2 suicides par jour en moyenne chez les agriculteurs »
Pour une profession frappée par la solitude des exploitants, les conditions de vie difficiles, mais aussi les difficultés financières récurrentes, la Mutualité sociale agricole dénombre plus de 2 suicides par jour en moyenne chez les agriculteurs, exploitants et salariés. Soit 12,6% de plus que la moyenne des autres professions. Ce chiffre explose chez les agriculteurs les plus pauvres (57% chez les bénéficiaires de la CMU). Deux activités sont particulièrement touchées : les éleveurs bovins et les producteurs laitiers.

Côte d’Opale, 2013
© Nicolas Coutable
La série Scarecrow est née de la volonté de croiser les mondes, entre celui de l’agriculteur abandonné et l’image de sa profession que s’en est faite la population urbanisée française. L’épouvantail est un outil qui sert à la protection des récoltes ; son anthropomorphisme tranche avec la déshumanisation de l’industrie agro-alimentaire et l’aliénation de l’identité des ouvriers, industriels et agricoles. Dans la culture populaire, l’épouvantail est associé à l’effroi. La sociologue Françoise Duvigaud en parle comme d’un « objet carrefour », un « phénomène social total ».

Zone portuaire, môle 1 – môle 2, Dunkerque, 2016
© Nicolas Coutable
« L’anthropocène, nouvelle ère géologique, se définit par les bouleversements environnementaux d’origine anthropique »
Ces navires de la CGG sont maintenus à quai pour désarmement. La société, en faillite en raison d’une crise de l’offshore, participait à l’exploitation des profondeurs marines à l’aide de cette flotte équipée de matériels sismiques afin « d’interpréter la présence de réservoirs d’hydrocarbures » . Ces bateaux seront restés au port pendant 4 années, créant cette « zone morte » de l’activité portuaire par la présence de ces « restes ». Ils ont finalement intégré en juillet 2019 la flotte norvégienne de Shearwater & Eidesvik, en partance dans le nord de l’Europe avec l’espoir d’y découvrir de nouveaux réservoirs de pétrole et de gaz.

Norvège, 2014
© Nicolas Coutable
La Norvège est forte d’une image éco-responsable et dynamise le secteur des énergies renouvelables (99% de la production énergétique nationale provient de centrales hydroélectriques). Pourtant, son économie est construite sur l’industrie pétrolière. Ce « Rockpiper » est un navire poseur de canalisations, des tuyaux aussi nommés pipelines et qui servent à connecter les plates-formes de forage à des raffineries à terre.

Forêt de Savoie, 2019
© Nicolas Coutable
Durant l’été 2019, les forêts de l’est ont violemment souffert du réchauffement climatique. « Avec les canicules à répétition, les sapins virent au rouge et les arbres meurent » écrivait alors Le Monde. L’anthropocène, nouvelle ère géologique, se définit par les bouleversements environnementaux d’origine anthropique et non plus naturelle. L’être humain est ainsi la première espèce connue qui généralise les transformations de son environnement à des fins économiques.
« effet du dérèglement climatique via la montée de la mer, l’érosion voit se transformer le littoral français »
Bien que le terme d’urbex semble limité et galvaudé, la pratique de l’exploration en elle-même sert à l’illustration des phénomènes qui caractérisent l’anthropocène mais doit se dépasser. On peut ainsi parler d’une exploration de la globalisation à l’échelle du monde, afin d’apporter l’image au discours scientifique qui permettra l’interprétation des catastrophes sociales et environnementales systémiques.

Port de Fécamp, 2017
© Nicolas Coutable
75 % du trait de côte européen régresse significativement et parfois rapidement. Les causes sont généralement anthropiques : effet du dérèglement climatique via la montée de la mer, mais également de l’impact géologique de l’activité humaine. L’érosion voit se transformer le littoral français : la France fait partie des nombreux pays qui cartographient le trait de côte afin de mesurer cette évolution et anticiper les dégâts à venir. Ces dernières années, un quart (24 %) du trait de côte métropolitain a reculé de manière significative.
« Nous avons abandonné les 128 salariés de la sucrerie de Toury, cette usine de sucre de betterave vieille de 145 ans »
La force de l’urbex aujourd’hui réside en sa capacité à populariser un discours critique, scientifique, parfois lourd et peu accessible. Par les expositions, comme avec le travail proposé en début d’année lors de Regards sur nos Restes aux Halles du Faubourg, par la Taverne Gutenberg et l’Ecole Urbaine de Lyon ; par des rencontres, des conférences et une forme de sensibilisation plus humaine et populaire. Car il y a urgence.

Friche industrielle, Belgique, 2015
© Nicolas Coutable
Tandis que notre gouvernement ouvertement capitaliste fait dans l’effet de communication et évoque une stratégie nouvelle, avec l’indépendance de la production nationale – comprendre une production locale et non plus externalisée / délocalisée – nous avons abandonné les 128 salariés de la sucrerie de Toury (Eure-et-Loir) : contradictoire. Cette usine de sucre de betterave vieille de 145 ans figurait parmi les plus productives de France. Elle n’a pourtant pas survécu à l’effondrement du cours du sucre sur le marché mondial, malgré les espoirs d’une reconversion grâce à la production d’alcool. En effet, les salariés étaient « au front » 7 jours sur 7 pendant le confinement, afin de produire de l’alcool qui aura servi à satisfaire la demande en gel hydroalcoolique.
« Une mise à mort sur l’autel de la rentabilité »
Triste sort pour ces ouvriers et leurs familles, mais aussi les agriculteurs de la région, puisque la production agricole locale était fort logiquement dédiée à la betterave : un circuit-court qui va devoir s’étendre vers d’autres usines ; une aberration à l’heure où le gouvernement dit entendre les revendications écologiques. La fin de l’activité de l’usine a été officialisée ce 23 juin 2020, à la suite d’étranges et infructueuses négociations au Ministère de l’Agriculture. Il semblerait que le propriétaire (le groupe Cristal Union) préfère sacrifier des salariés que de renforcer la concurrence avec un plan de reprise : une mise à mort sur l’autel de la rentabilité.

Ferme abandonnée, Côte d’Opale, 2019
© Nicolas Coutable
Il ne s’agit pas de blâmer uniquement le consommateur, mais aussi la politique gouvernementale et le système qui favorise cette économie. La sucrerie de Toury va probablement devenir dans les prochaines années une source d’inspiration pour des photographes en devenir. Reste à savoir combien d’autres usines fermeront leurs portes avant qu’un changement significatif soit perceptible, pour le bien de la classe ouvrière mais également pour l’environnement. Nous avons tous besoins d’un changement de stratégie radical en quittant la globalisation pour une échelle de production plus locale, et qui soit enfin respectueuse de l’humain qui se cache derrière nos produits.
Pour aller plus loin sur l’urbex et l’anthropocène :
- Documentaire Arte Le temps des ouvriers, offre une vision historique et sociale de la construction de l’économie industrielle actuelle.
- Article de presse sur la fermeture de l’usine de Toury.
- Découvrir l’ensemble du travail de l’auteur : www.nicolascoutable.com
- Précédent article de l’auteur : « L’art un organe vital »